Entre stupeur et incompréhension
En 1906, Picasso a l’impression d’avoir fait le tour et d’être allé au bout de ses inspirations. Avec l’envie profonde de se renouveler, il regarde autour de lui et voit bouillir dans son esprit la possibilité de rompre avec tout ce qui s’est fait dans la peinture auparavant.
Inspiré par les arts primitifs d’Espagne et d’Afrique, il va puiser dans ces nouvelles ressources pour mener à bien son travail de recherche picturale. Le Bain turc d’Ingres (1862) ou Le Bonheur de Vivre de Matisse (1905-06) ou encore la grande rétrospective de Gauguin participent aussi à ce renouvellement artistique.
Neuf mois sont nécessaires pour que naissent ces Demoiselles d’Avignon qui ne reçoivent pas l’accueil espéré par Picasso. Son entourage, stupéfait et même choqué par une telle mise en scène, ne comprend pas l’artiste. Il a quand même osé représenter des femmes nues dont les corps et le décor ne respectent absolument pas les codes académiques en peinture !
Et puis ces visages… Georges Braque lui aurait dit « C’est comme si tu voulais nous donner à boire du pétrole pour cracher du feu » et André Derain d’ajouter « Un jour, nous apprendrons que Picasso s’est pendu derrière sa grande toile ». Même les peintres d’avant-garde fustigent l’artiste ! Jusqu’en 1916, l’œuvre reste dans les ateliers. Les amateurs d’art ne la découvrent que 30 ans après sa réalisation lors d’une exposition au MoMA de New York où elle est conservée depuis.
Quatre Détails à la Loupe
1. Une déstructuration des corps
Absence d’ombres, de perspectives, platitude du decorum, tout est fait pour heurter les spectateurs ! En plus de cela, le tableau est immense. 243.9 x 233.7 cm ! Mais s’il n’y avait que ça… Les formes anguleuses rompent avec les représentations académiques du corps. Sur fond de draperies, ces corps féminins nous font face à l’exception d’un.
Assise en bas à droite du tableau, une femme à la posture impossible nous regarde. Les jambes écartées, elle nous tourne le dos. Son visage, caractérisé par des traits grossiers, nous fixe et paraît presque nous dévisager. De tous les visages, celui-ci est le moins flatteur et finalement celui qui met au premier plan toute la complexité des formes et la désaxation des courbes qui sera le fil rouge de la mouvance cubiste.
2. Des visages anguleux et asymétriques
Le manque de réalisme se poursuit avec l’asymétrie des autres visages. Si ceux de droite sont pourtant plus proches de la réalité que les autres, ils attestent également d’une reconfiguration des traits. Les yeux cernés ne sont pas alignés, les visages sont de face et pourtant les nez de profil.
Picasso, qui dessine pourtant extrêmement bien, ne statue pas ici un manque de compétences mais illustre une parfaite maîtrise de son sujet. A travers celui-ci, il fait ressortir l’aspect primitif des corps en omettant volontairement les atours féminins, la courbure des formes et le lissage des traits, qui restent très agressifs.
3. Une corbeille de fruits posée là
Dans ce décor sorti de nulle part, un détail nous questionne. Enveloppées dans des étoffes blanches, ces femmes, certainement des prostituées dans une maison close, ne portent aucune attention à cette corbeille de fruits au premier plan.
Posée sur une table verticale, ce qui donne déjà le ton à l’invraisemblance de la scène, la corbeille ne nous donne pas plus d’indications sur ce qu’il s’est passé ou ce qu’il va se passer. Ce quartier de pastèque, cette grappe de raisins, cette pomme et cette poire n'intéressent donc personne ?
Mais pourquoi Picasso a-t-il peint cette nature morte ? D’après les études préparatoires de l’artiste que l’on peut chiffrer à plus de 800, tout laisse à penser que ces femmes auraient dû être représentées en train de manger, qui plus est, accompagnées de deux figures masculines, un marin et un étudiant en médecine avec un crâne dans les mains. La version définitive de l’œuvre a laissé de côté tous ces détails pour ne mettre en lumière que ce groupe féminin atypique.
4. Hommage à l'art africain
Avec un losange office de poitrine, le personnage féminin en haut à droite n’est pas non plus anodin. S’il paraît en retrait derrière les étoffes et la figure assise devant, il attire indéniablement notre regard. Comme la femme devant elle, celle-ci a un visage-masque qui illustre un pan de la culture africaine dans lequel a puisé Picasso.
Admirateur des sculptures africaines, par leur symbolique forte, puissante et leurs formes épurées, il en a acheté plusieurs avant de réaliser cette toile. L’artiste reconnaît en l’art africain toute la beauté et le pouvoir expressif de ces visages primitifs, qu’il considère tout autant que l’art occidental. Un geste noble qui caractérise aussi sa force et son génie.
L’ère du cubisme est arrivée
En dépit de toutes les critiques, Les Demoiselles d’Avignon signe une expression artistique nouvelle. Picasso ouvre la voie du cubisme et révolutionne les représentations du corps en peinture. Il n’est plus question de rester strictement fidèle à la réalité des formes et des perspectives.
C’est le critique Louis Vauxcelles qui emploie le terme « cubisme » pour la première fois en 1908, non pas pour faire des éloges mais pour dénoncer l’horreur de la simplification où les sujets sont réduits à des formes géométriques, des schémas cubiques, sans profondeur aucune.