Quand on découvre Motherload, la série photographique de Tabitha Soren, ce n’est pas une image qui capte d’abord l’attention, mais une phrase : « Ce projet est né pour éviter que ma vie de mère ne prenne entièrement le pas sur ma vie d’artiste. » Puis une seconde, encore plus directe : « Il y a toujours eu des artistes femmes, y compris des femmes très ambitieuses, qui n’ont jamais douté de la possibilité de concilier maternité et création. Motherload n’est pas pour elles. »
Si vous ne connaissez pas encore le travail de Tabitha Soren, elle occupe une place à part dans la photographie contemporaine. Loin de chercher le fameux « instant décisif », elle s’attache aux moments flous, différés, souvent invisibles. Ancienne journaliste télé, elle s’intéresse aux « obstacles à la rencontre humaine » – ces micro-fractures du quotidien qui façonnent notre rapport au monde. Dans Motherload, elle donne à voir cette part chaotique, cyclique et silencieuse du soin quotidien, qui peut faire vaciller l’identité d’une mère et étouffer toute étincelle créative.

Pourquoi ces mots m’ont-ils frappée avec autant de force ? Peut-être parce que, même si le discours contemporain sur les défis de la maternité progresse – on commence à parler de l’épuisement des premières nuits, du tourbillon émotionnel et physique qu’est la maternité – on sort à peine d’une vision lisse, presque idéalisée de cette réalité. Admettre la difficulté de la maternité reste souvent tabou, comme si c’était reconnaître une forme d’échec. « Dans mon entourage, la pression d’aimer être mère était immense. Ce projet est né d’un besoin de faire face à cette injonction, à cette ambivalence que je ressentais envers mon rôle de mère, et ma capacité à bien le tenir. »
Ce projet refuse de céder à cette pression. Il assume frontalement ce moment de vie désordonné, imparfait, où tout déborde. « Plutôt que du bonheur, je ressentais un immense épuisement, un besoin constant de moi, et en même temps une disparition de mon individualité. Les images fantomatiques traduisent ce sentiment d’être là sans être tout à fait présente. Floue dans les photos, parce que mon esprit l’était aussi. Invisible pour le monde, parce que j’étais de mon côté du lit – à allaiter, dormir, consoler, bercer, changer des couches... Franchement, être artiste et mère, c’est comme courir avec des poids aux chevilles. »

Photographe de la précision, Tabitha Soren choisit ici un flou assumé, une impression de mouvement et de fugacité. Dans ses portraits, deux sœurs apparaissent par moments dans le cadre, puis s’éclipsent, ajoutant une profondeur supplémentaire à ces scènes du quotidien. Ce travail dépasse le récit personnel : il devient une méditation sur ce que signifie être mère, entre fusion, solitude et perpétuel ajustement.
On connaît bien les œuvres puissantes et violentes de certaines femmes artistes – de Judith décapitant Holopherne à The Three Minute Scream. Mais la mère épuisée, isolée, à bout de forces ? On la voit rarement. « Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai cherché dans la biographie d’une artiste si elle était mère. Je me dis : son travail est incroyable, mais a-t-elle des enfants ? Est-ce qu’on court la même course ? » Ce n’est pas un nouveau genre qui émerge ici. Soren invite d’ailleurs à découvrir le recueil Mother Reader pour approfondir le sujet. Mais, peut-être pour la première fois, le monde semble prêt à entendre que la maternité peut aussi être un frein à la création artistique. « Je n’avais jamais vu un travail comme ça. Pas parce qu’il n’existait pas, mais parce qu’aucun espace ne lui était donné. Et rien que pour ça, ça valait la peine de le faire. »

L’usage de la photographie aérienne prend ici un sens particulier. Dans une période où les mères sont à la fois isolées et exposées, ce point de vue crée une distance, une perspective plus large. « Ce point de vue en hauteur me permettait de laisser l’appareil en place sans qu’il gêne ma famille. Mais il donne aussi une portée plus universelle au propos. »

Dans My Great American Novel, Tabitha Soren superpose les 400 images de la série dans une vidéo en accéléré. Un jour en appelle un autre, et tout se mêle. « Ce que j’aime, c’est que dans une seule image, le temps semble s’étirer alors que l’espace se rétracte. » Le titre, d’ailleurs, est un clin d’œil : c’est le roman best-seller écrit par son mari pendant qu’elle, de son côté, consacrait ses journées à garder leur bébé en vie.
Ce qu’elle explore ici, c’est ce tiraillement : aimer profondément quelqu’un, en prendre soin, tout en restant fidèle à son art. « Je crois que les hommes ont plus de facilité à être égoïstes. Et il faut une part d’égoïsme pour créer. Si je reviens sans cesse à la maternité dans mon travail, c’est parce que cela m’a aidée à comprendre, profondément, que je suis à la fois artiste et mère. Et que je suis fière des deux. »
Dans ces images, on perçoit une ténacité sans relâche. Une colère, sans doute, face au manque de soutien réservé aux artistes mères. Mais cette colère est transformée. Elle devient moteur. « Quand je regarde ces photos, j’ai l’impression d’être une survivante. »
Oui, Motherload est un rempart contre cette idée que la maternité doive forcément engloutir l’artiste. Mais ce n’est pas un travail désespéré. « Mon art explore les zones de douleur que nous habitons, mais aussi ce qui nous permet d’y survivre. C’est pourquoi mes œuvres prennent du temps à se faire : chaque pièce contient des couches d’expériences – des joies, des épreuves, tissées ensemble. Explorer les états psychiques a toujours été central dans mon travail, que je photographie des athlètes, des bébés ou des empreintes digitales. Chaque image reflète cette profondeur du vécu humain. Et cette profondeur, elle met du temps à émerger. »

Ce qu'il faut retenir
Motherload, quinze ans de création, dépasse largement l’histoire personnelle de Tabitha Soren. C’est une invitation à regarder la maternité non pas comme une somme de récits individuels, mais comme une expérience partagée. Elle ne cherche pas à décortiquer les traumatismes, ni à nommer chaque douleur, mais à révéler ce fil invisible qui relie les mères entre elles. Un travail loin des clichés, mais toujours ancré dans une réalité brute, palpable.
Pour mieux comprendre les photographies de Tabitha Soren, rendez-vous dans sa galerie ou contactez-nous.