Parlons de votre participation à l’exposition Kinesthésie : L’art en mouvement. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce projet ?
Les titres de mes peintures : Je ne suis pas dans un lieu ; c’est l’espace qui est en moi, Impesanteur, Clair Obscur font références aux problématiques conceptuelles rencontrées dans mes pratiques et nourritures philosophiques : habiter son corps, la pesanteur, le toucher, le clair-obscur, la phénoménologie : ce qui apparaît….
Tout mon travail de peintre se nourrit de ma pratique en danse-contact-improvisation. Concrètement, les problématiques de rapport du corps à l’espace, à soi, à l’autre, la gravité, la création du mouvement – le prémouvement – sont au centre de mon travail corporel. Je les transpose dans ma peinture. L’ensemble de ses pratiques sont physiques : jouer du contact : toucher et être touché, ouvrir l’oreille interne, travailler la séparation, le contact au sol, l’attention…
Un ensemble conceptuel et philosophique supporte ce travail physique qui va de la phénoménologie du philosophe Merleau-Ponty à la pratique d’Hubert Godard en passant par le propos du philosophe et historien de l'art Didi-Huberman dans Faits d’affects (2023).
Comment définissez-vous la kinesthésie dans le contexte de votre travail artistique ?
Le rapport mouvement et espace traverse l’ensemble de mes œuvres par la représentation de corps : des objets situés, orientés, mus dans l’espace. Directions : sol-ciel, perspectives, états de pesanteur, le proche et le lointain, la profondeur, rythment ma peinture. Mes aplats sont des perspectives, mes dégradés des profondeurs. La proposition est d’offrir un regard ouvert dans la frontalité du cadre du tableau.
Le mouvement est autant intérieur qu’extérieur, autant dans mes tableaux que dans l’acte de création, de peindre.
Le travail sur mon corps pour ouvrir mes qualités d’attention à moi, à l’espace passe par l’ensemble de mes sens : la vue, le toucher, la gravité par l’oreille interne, l’écoute. M’habiter pour être mieux en contact avec ce que je crée. Ce qui permet non seulement d’intégrer la kinesthésie et le travail attentionnel au moment de l’exécution de mes gestes picturaux, de penser des concepts en rapport au mouvement à appliquer à la peinture, mais aussi de créer et de penser les processus de création.
Le travail attentionnel n’est pas la concentration. Tout au contraire, cela passe par une ouverture à la relation à soi et à l’espace : se laisser traverser par ce qui m’entoure : les sons, l’espace, la respiration, utiliser l’ensemble de mes sens pour être en contact avec l’acte de peindre.
Lorsque je peins, cela signifie que je ne suis pas dans la réalisation d’une forme. Seule la qualité du geste travaillé par cette qualité de contact est en jeu. Dans mes tableaux, je tends à créer des espaces ouverts dégageant une puissance comme potentialité de mouvements.
Quels éléments de mouvement ou de dynamisme intégrez-vous dans vos œuvres présentées lors de cette exposition ?
La première de mes œuvres présentées est Je ne suis pas un lieu c’est l’espace qui est en moi.
Cette œuvre fait référence à la danse. Je suis parti de plusieurs intentions : habiter l’espace, être au monde, jouer des directions, de l’affect… être mû et ému, tout en étant dans le cadre du tableau. L’idée de départ est de créer un tableau aérien, métaphore d’un corps en mouvement.
D’une part, la forme pliée est représentative d’un extérieur et d’un intérieur. Le plan aérien est peint dans un geste par le contact direct de ma main avec la matière lisse et fluide de la peinture : toucher et être touché, gouter les couleurs savoureuses…
L’idée est de ne pas faire, de ne pas peindre, mais d’être dans l’affect : une qualité tonique, dans une attention dirigée.
D’autre part, la ligne crée une tension entre le sujet et le cadre, le mouvement du sujet et l’espace. J’ai réuni en un seul signe les notions de direction, de gravité : les deux sols : le contact au sol et celui de l’oreille interne, le haut et le bas. Il en résulte une ligne de mouvement ouverte vers l’infini, tenant et équilibrant la forme pliée dans un espace sans profondeur.
Les deux œuvres Clair Obscur et Impesanteur ont leur même processus de création, un travail de montage : un fond puis une forme où se joue un renversement, le fond devenant forme, par un processus de dévoilement. Le fond devient le sujet, passant d’objet, de décor à sujet.
Ces deux tableaux couplent les réflexions de Merleau-Ponty autour de la phénoménologie : ce qui apparaît, et de celles que Didi-Huberman développe dans ses conférences sur Les Faits d’affects.
L’idée de « faire signe » en référence aux mains peintes dans l’obscurité des cavernes préhistoriques, l’art pariétal. L’idée du « clair obscur » comme ouverture à des possibles en référence au travail de Caravage : la puissance de l’apparition, de l’indicible.
Pour le fond, j’ai joué de l’affect (la tonicité, du désir de direction), du plaisir de toucher la toile, la matière de la peinture, d’être touché par les couleurs. Rien n’est représenté, tout est événement, mouvement tonique.
Le travail de la forme est une recherche à partir de multiples esquisses, d’un mouvement ouvert. Par un processus de cache, je recouvre le fond pour faire apparaître la forme dont la matière est le fond.
Pour le tableau Clair obscur, je joue de la perspective et du diagramme dans un mouvement aérien (référence à la critique d’art Rosalind Krauss).
Le thème du second tableau est L’impesanteur, c’est la chute du corps, le flottement, hors de toute gravité.
Votre travail tend à explorer la relation entre l’espace et le mouvement. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette exploration ?
Mon travail s’inscrit dans une histoire de l’art de la peinture abstraite que j’interroge. Je suis issu du mouvement Support Surface. J’ai exposé au Salon Réalités Nouvelles.
Tout mon travail pictural tend à me libérer des habitudes, des représentations, des images primaires, mouvements inscrits dans mon corps et mon esprit.
À la marge d’une peinture expressionniste et d’une peinture figurative, je prône une nouvelle peinture reprenant les codes de la perspective hors de toute narration.
Au point de départ de ma recherche, je travaillais le paysage comme métaphore du corps, la tectonique des plaques, les failles et les strates en étaient la représentation.
Les réflexions sur le pli, symbolisant l’intérieur et l’extérieur, m’ont amené à créer des corps-objets où se jouaient les relations corps et espace, corps et gravité, corps et lévitation… en jouant du point de vue du regardeur.
Une nouvelle série de tableaux parlait de la relation entre danse et théâtre avec les notions de cadre, de scène et de l'événement comme drame : le mouvement surgissant dans l’espace.
La série autour du toucher et de l’affect m’a amené à une recherche sur « ce qui apparaît », l’affect : la tonicité et le renversement fond-figure, le mouvement venant de l’intérieur.
Ma dernière série avec le clair obscur aborde la notion de faire signe : la peinture comme dévoilement. Les propos de Marcel Duchamp selon lesquels « c’est le spectateur qui fait l’œuvre » me posaient la question de la place de l’artiste. Je cherchais à comprendre la puissance du geste, d’où provenait-il ?
Il n’y a pas d’espace sans potentiel de geste. J’ai appris à faire la différence entre puissance et potentiel. Dans la relation espace-mouvement, il y a un élément qu’il faut rajouter, c’est la perception. Pour percevoir, il faut qu’il y ait mouvement dans l’espace. Dans cette relation apparaît aussi la durée, le temps.
Plusieurs axes de recherches s’offrent à moi et vont continuer à influencer mon travail. L’idée est de travailler la qualité de la relation espace-mouvement : l’espace comme vide, l’espace comme potentialité d’action, l’espace comme séparation. Merleau-Ponty parle de l’espace comme chair du monde. Pour Hubert Godard, « c’est parce que je m’habite que je peux créer un autre, un espace ».
Les Japonais qualifient de « Ma » un intervalle, un espace autant qu’une durée, utilisé pour signifier un vide entre deux objets, événements, un peu comme la pause en musique… un espace-temps vide, mais qui est rempli de possibles à venir.
La recherche continue…
Quelles sont les principales influences qui ont façonné votre style artistique ?
En 2005, je découvre à la Fondation Cartier le travail de John Maeda et celui de Michal Rovner au Jeu de Paume. Cela m’amène à suivre les conférences du Cube, celles de Bernard Blistène à l’École du Louvre sur la relation théâtre et arts plastiques, principalement autour de l’œuvre de Samuel Beckett. Je m’intéressais à l’art comportemental et interactif. Je me forme à l’université Paris 8 en Art contemporain et nouveaux médias pour questionner le numérique et l’interactivité, la place du spectateur.
Mes coups de cœur ont été pour les œuvres immersives de James Turell, de Véronica Janssens où nous sommes littéralement en contact et dans les couleurs.
La couleur me touche aussi particulièrement dans les fresques des villas romaines comme la villa Livia, Casa della Farnesina du Musée Massimo à Rome, ou les fresques de Pompéi au Musée Archéologique de Naples : le rouge de la période impériale… perspective, qualité des espaces…
Deux œuvres de Caravage me questionnent constamment. La Vocation de saint Matthieu à l’église Saint-Louis des Français à Rome m’interpelle par le traitement des directions des regards, des mains, les gestes de séparation, la présence des vides…
La Décollation de Saint-Jean-Baptiste à Malte questionne en moi les rapports à l’échelle, à la frontalité, à l'importance du fond dans l’espace.
Quelle est votre vision de l’art contemporain et du rôle de l’artiste dans la société actuelle ?
De quel art pouvons-nous parler ? Il y a une telle richesse, une telle diversité. Un nombre innombrable de formes d’expression : la danse, l’image, la peinture, l’installation… Malgré cela, l’art n’échappe pas aux classifications, art officiel institutionnel, art savant, art populaire, marché de l’art... avec des lignes qui bougent : le street art de la rue passe au musée, la bande dessinée aux salles de ventes…
La capacité à créer de nouvelles images, concepts, est présente parfois là où on ne l’attend pas : l’écologie, la sociologie traversent les mouvements artistiques… Mais le conservatisme ou la répétition de formes ne sont jamais loin, même dans l’art contemporain… Les nouveautés sont rares… donc précieuses. Dans toute cette diversité, seuls quelques types d’expression traversent les années, la peinture en est une.
Pour l’artiste, l’important est de savoir où il se situe. Être concerné, attentif à ce qui le travaille et au sujet qu’il travaille… C’est un travail d’attention au monde, à une vision du monde. C’est un travail pour les autres : tous ceux qui sont occupés légitimement, par ailleurs, à d’autres sujets. C’est un travail de veille et d’éveil.
Pouvez-vous décrire votre processus créatif, de l’idée initiale à l’œuvre finale ?
Mon processus créatif évolue au gré de ma maturation et des projets liés à des concepts que je tente d’explorer.
Je pars toujours d’une problématique qui me travaille puis d’un choix de processus qui révèle cette problématique.
Je prépare moi-même mes toiles suivant mes choix de processus, froissées, pliées, écrues ou préparées… tendues ou pas sur châssis. Mes derniers tableaux fonctionnent par montage.
En premier, je peins un fond dans la tonicité. Rien n’est représenté, tout est événement, mouvement tonique. Puis vient un long travail de construction de la forme dont le projet est de mettre en avant le fond. Ici, une multitude d’esquisses réalisées dans le vif de l’action sur le thème choisi m’amènent à faire un choix.
Par exemple pour mon tableau Image, Imaginaire, Espace-Temps, j’ai choisi un tissu-support uniquement pour sa qualité de contact avec la main : fin et soyeux, sa couleur bleue, qui m’a touché…
Pour le fond, j’ai appliqué de la peinture sur le tissu directement avec mes mains en travaillant le plaisir du toucher avec la matière liquide, lisse et chaude de la peinture sur le tissu, tout en étant en contact avec le sol et l’espace autour de moi (par l’oreille interne) et en jouant de l’affect (la tonicité, du désir de direction).
Vient ensuite un travail de construction avec des recherches d’esquisses pour faire apparaître le fond en premier plan.
La qualité des couleurs, des aplats, des dégradés permet la distribution de l’espace : il est question de dévoiler le fond, le faire surgir.
Le fond fait alors figure.